Spinoza a dit que la tempérance est une régulation volontaire de la pulsion de vie, une saine affirmation de notre puissance d’exister, et spécialement de la puissance de notre âme sur les impulsions irraisonnées de nos affects ou de nos appétits. La tempérance n’est pas un sentiment : c’est une puissance, c’est-à-dire une vertu. Ainsi, la tempérance est cette modération par quoi nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves.
Spinoza : « Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle est ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure. Au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir) ».
La tempérance, qui est la modération dans les désirs sensuels, est le gage aussi d’une jouissance plus pure ou plus pleine. C’est un goût éclairé, maîtrisé, cultivé. Spinoza continuait ainsi : « Il est d’un homme sage, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément, des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. »
La tempérance est cette modération par quoi nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves. C’est jouissance libre, et qui n’en jouit que mieux : puisqu’elle jouit aussi de sa propre liberté. Quel plaisir de fumer, quand on peut s’en passer ! De boire, quand on n’est pas prisonnier de l’alcool ! De faire l’amour, quand on n’est pas prisonnier de son désir !
C’est en quoi la tempérance est une vertu, c’est-à-dire une excellence : elle est cette ligne de crête, dirait Aristote, entre les deux abîmes opposés de l’intempérance et de l’insensibilité, entre la tristesse du débauché.
Les bienfaits de la tempérance
Quel malheur de subir son corps ! Quel bonheur d’en jouir et de l’exercer ! L’intempérant est un esclave, d’autant plus asservi qu’il transporte partout son maître avec soi. Prisonnier de son corps, prisonnier de ses désirs ou de ses habitudes, prisonnier de leur force ou de sa faiblesse…
Être tempérant, c’est pouvoir se contenter de peu ; mais ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. La tempérance – comme la prudence, et comme toutes les vertus peut-être -relève donc de l’art de jouir : c’est un travail du désir sur lui-même, du vivant sur lui-même.
Elle ne vise pas à dépasser nos limites, mais à les respecter. C’est la prudence appliquée aux plaisirs : il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ces objets.
Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a besoin de tant manger ! L’illimitation des désirs, qui nous voue au manque, à l’insatisfaction ou au malheur, n’est qu’une maladie de l’imagination. Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse !
Le sage au contraire « fixe des bornes au désir comme à la crainte » : ce sont les bornes du corps, et ce sont celles de la tempérance. Quel plaisir d’être vivant ! Quel plaisir de ne manquer de rien ! quel plaisir d’être maitre de ses plaisirs ! Le sage épicurien pratique la culture intensive – plutôt qu’extensive – de ses voluptés.
Mais la leçon vaut surtout pour nos sociétés d’abondance, où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme. La tempérance est une vertu pour tous les temps.
La tempérance est une régulation volontaire de la pulsion de vie, une saine affirmation de notre puissance d’exister, comme dirait Spinoza, et spécialement de la puissance de notre âme sur les impulsions irraisonnées de nos affects ou de nos appétits. La tempérance n’est pas un sentiment : c’est une puissance, c’est-à-dire une vertu. Elle est « la vertu qui surmonte tous les genres d’ivresse », disait Alain, et doit donc surmonter aussi – c’est où elle touche à l’humilité- l’ivresse de la vertu, et d’elle-même.