La prudence

prudence

La prudence est cette paradoxale mémoire du futur, ou cette paradoxale et nécessaire fidélité à l’avenir. Morale sans prudence, c’est moral vaine ou dangereuse. « Caute » disait Spinoza : « Méfie-toi. » C’est la maxime de la prudence, et il faut se méfier aussi de la morale quand elle néglige ses limites ou ses incertitudes. De facto, la prudence conditionne toutes les autres vertus.

La politesse est l’origine des vertus ; la fidélité, leur principe ; la prudence, leur condition. La prudence est l’une des quatre vertus cardinales de l’Antiquité et du Moyen Age. Avec le courage (ou force d’âme), la tempérance et la justice.

La prudence est une vertu intellectuelle car elle a affaire au vrai, à la connaissance, à la raison : la prudence est la disposition qui permet de distinguer sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, et d’agir, en conséquence, comme il convient. C’est ce qu’on pourrait appeler le bon sens, mais qui serait au service d’une bonne volonté.

La prudence conditionne toutes les autres vertus : aucune, sans elle, ne saurait ce qu’il faut faire, ni comment atteindre la fin qu’elle vise. La prudence a quelque chose de modeste ou d’instrumental : elle se met au service de fins qui ne sont pas les siennes et ne s’occupe quant à elle que du choix des moyens.

La prudence ne règne pas, mais elle gouverne. Les stoïciens y voyaient une science (« la science des choses à faire et à ne pas faire », disaient-ils), ce qu’Aristote avait légitimement refusé puisqu’il n’est science que du nécessaire et prudence que du contingent.

La prudence suppose l’incertitude, le risque, le hasard, l’inconnu. Un dieu n’en aurait pas besoin ; mais comment un homme pourrait-il s’en passer ? La prudence n’est pas une science. La phronèsis est comme une sagesse pratique : sagesse de l’action, pour l’action, dans l’action. Elle ne tient pas lieu de sagesse pourtant (de vraie sagesse : sophia), parce qu’il ne suffit pas non plus de bien agir pour bien vivre, ni d’être vertueux pour être heureux. Aristote a raison, ici, contre presque tous les Anciens : la vertu ne suffit pas plus au bonheur que le bonheur à la vertu. La prudence est pourtant nécessaire à l’un et à l’autre, et la sagesse même ne saurait s’en passer.

La prudence tient compte de l’avenir

Vertu présente, donc, comme toute vertu mais prévisionnelle ou anticipatrice. L’homme prudent est attentif, non seulement à ce qui advient, mais à ce qui peut advenir : il est attentif, il fait attention. Prudentia, remarquait Cicéron, vient de providere, qui signifie aussi bien prévoir que pourvoir. Vertu de la durée, de l’avenir incertain, du moment favorable (le kairos des Grecs), vertu de patience et d’anticipation. On ne peut vivre dans l’instant. On ne peut aller toujours au plaisir par le plus court chemin. Le réel impose sa loi, ses obstacles, ses détours. La prudence est l’art d’en tenir compte : c’est le désir lucide et raisonnable.

La prudence est ce qui sépare l’action de l’impulsion, le héros de la tête brûlée. Au fond c’est ce que Freud appellera le principe de réalité, ou du moins la vertu qui lui correspond : il s’agit de jouir le plus possible, de souffrir le moins possible, mais en tenant compte des contraintes et des incertitudes du réel, autrement dit (on retrouve la vertu intellectuelle d’Aristote) intelligemment.

La prudence détermine ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter. La prudence n’est ni la peur ni la lâcheté. Sans le courage, elle ne serait que pusillanime, comme le courage, sans elle, ne serait que témérité ou folie. La prudence continue de conditionner la vertu.

Une imprudence absolue serait mortelle. La prudence conseille, remarquait Kant, la morale commande. Nous avons donc besoin de l’une et de l’autre, solidairement. La prudence n’est une vertu qu’au service d’une fin estimable. Ce pourquoi, disait Aristote, « il n’est pas possible d’être homme de bien sans prudence, ni prudent sans vertu morale ».

La prudence ne suffit pas à la vertu, mais aucune vertu ne saurait s’en passer. Exemple : L’automobiliste imprudent n’est pas seulement dangereux ; il est aussi moralement condamnable. Entre adultes consentants, la sexualité la plus libre n’est pas une faute. Mais l’imprudence en est une. En ces temps de sida, des comportements qui ne seraient en eux-mêmes aucunement condamnables peuvent ainsi le devenir, non par les plaisirs qu’ils procurent, qui sont innocents, mais par les risques qu’ils occasionnent ou font courir à autrui. Sexualité sans prudence c’est sexualité sans vertu, ou dont la vertu est déficiente. Cela se retrouve dans tous les domaines. Le père imprudent, vis-à-vis de ses enfants, peut bien les aimer et vouloir leur bonheur. Quelque chose manque pourtant à sa vertu de père et, sans doute, à son amour. Qu’un drame arrive, qu’il aurait pu éviter, il saura bien que, sans en être absolument responsable, il n’en est pas non plus tout à fait innocent.

La prudence est cette paradoxale mémoire du futur, ou cette paradoxale et nécessaire fidélité à l’avenir. Les parents le savent, qui veulent préserver celui de leurs enfants – non pour l’écrire à leur place, mais pour leur laisser le droit, et si possible leur donner les moyens, de l’écrire eux-mêmes. L’humanité doit aussi le comprendre, si elle veut préserver les droits et les chances d’une humanité future. Davantage de pouvoir, davantage de responsabilités. L’écologie par exemple relève de la prudence, et c’est par quoi elle touche à la morale.  La prudence est la plus moderne de nos vertus, ou plutôt celle de nos vertus que la modernité rend la plus nécessaire.

Morale sans prudence, c’est moral vaine ou dangereuse. « Caute » disait Spinoza : « Méfie-toi. » C’est la maxime de la prudence, et il faut se méfier aussi de la morale quand elle néglige ses limites ou ses incertitudes. La bonne volonté n’est pas une garantie, ni la bonne conscience, une excuse. Bref, la morale ne suffit pas à la vertu : il y faut aussi l’intelligence et la lucidité. C’est ce que l’humour rappelle, et prudence prescrit. Il est imprudent de n’écouter que la morale, et il est immorale d’être imprudent.

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