La politesse représente une qualité intrinsèque de l’humanité, car elle précède la morale. Les bonnes manières précèdent les bonnes actions, et y mènent. La morale est comme une politesse de l’âme, un savoir-vivre de soi à soi. Une étiquette de la vie intérieure, un code de nos devoirs, un cérémonial de l’essentiel. Inversement la politesse est comme une morale du corps, une éthique du comportement, un code de la vie sociale, un cérémonial de l’inessentiel.
La politesse est la première vertu, et l’origine peut-être de toutes. C’est aussi la plus pauvre, la plus superficielle, la plus discutable : est-ce seulement une vertu ?
Diderot évoque quelque part la « politesse insultante » des grands, et il faudrait évoquer aussi celle, obséquieuse ou servile, de bien des petits. La politesse rend le méchant plus haïssable parce qu’elle dénote en lui une éducation sans laquelle sa méchanceté, en quelque sorte, serait excusable. Le salaud poli, c’est le contraire d’un fauve, et l’on ne veut pas aux fauves. C’est le contraire d’un sauvage, et l’on excuse les sauvages.
Les nazis, à ce qu’on rapporte du moins certains d’entre eux, excellaient dans ce rôle. Et chacun comprend qu’une partie de l’ignominie allemande s’est jouée là, dans ce mélange de barbarie et de civilisation, de violence et de civilité, dans cette cruauté tantôt polie tantôt bestiale, mais toujours cruelle, et plus coupable peut-être d’être polie, plus inhumaine d’être humaine, dans les formes, plus barbare d’être civilisée.
Un être grossier, on peut accuser l’animal, l’ignorance, l’inculture, faire retomber la faute sur le saccage d’une enfance ou sur l’échec d’une société. Un être poli, non. La politesse est en cela comme une circonstance aggravante, qui accuse directement l’homme, peuple ou individu, et la société non dans ses échecs, qui pourraient être autant d’excuses, mais dans ses réussites.
La politesse définit l’humanité
« L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation, reconnaît d’ailleurs Kant, il n’est que ce que l’éducation fait de lui », et c’est la discipline d’abord qui « transforme l’animal en humanité ».
Les bonnes manières précèdent les bonnes actions, et y mènent. La morale est comme une politesse de l’âme, un savoir-vivre de soi à soi (même s’il y est surtout question de l’autre), une étiquette de la vie intérieure, un code de nos devoirs, un cérémonial de l’essentiel. Inversement la politesse est comme une morale du corps, une éthique du comportement, un code de la vie sociale, un cérémonial de l’inessentiel.
Et quel enfant deviendrait vertueux, sans cette apparence et sans cette amabilité ? La morale commence au plus bas – par la politesse – et il faut bien qu’elle commence. Aucune vertu n’est naturelle : il faut donc devenir vertueux. « Les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, expliquait Aristote, c’est en les faisant que nous les apprenons. » « C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, continuait Aristote, en pratiquant les actions modérées que nous devenons modérées, et en pratiquant les actions courageuses que nous devenons courageux ».
« La politesse, observait La Bruyère, n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devait être intérieurement. »
La politesse est antérieure à la morale, et la permet. Entre un homme parfaitement poli et un homme simplement bienveillant, respectueux, modeste… les différences, en bien des occasions, sont infimes : o finit par ressembler à ce qu’on imite, et la politesse conduit insensiblement -ou peut conduire – à la morale.
Tous les parents le savent, et c’est ce qu’ils appellent élever leurs enfants. La politesse n’est pas tout, ni l’essentiel. Il reste qu’être bien élevé, dans le langage courant, c’est d’abord être poli. L’amour ne suffit pas pour élever les enfants, ni même pour les rendre aimables et aimants. La politesse ne suffit pas davantage, et c’est pourquoi il faut les deux.
Un rustre généreux vaudra toujours mieux qu’un égoïste poli. Un honnête homme incivil, qu’une fripouille raffinée. La politesse n’est qu’une gymnastique de l’expression. La politesse ne suffit pas, et il est impoli d’être suffisant. La politesse n’est pas une vertu mais une qualité, et une qualité seulement formelle. Prise en elle-même, elle est secondaire, dérisoire, presque insignifiante : à côté de la vertu ou de l’intelligence, elle est comme rien, et c’est que la politesse, dans sa réserve exquise, doit aussi savoir exprimer. Que les êtres intelligents et vertueux n’en soient pas dispensés, c’est pourtant assez clair. L’amour même ne saurait se passer totalement de formes. C’est ce que les enfants doivent apprendre de leurs parents, de ces parents qui les aiment tant.