Monde : Problème à trois corps 

Montée des empires

Dans un monde granulaire, sa dualité place l’Empire du Milieu au centre de l’histoire. Le Pentagone et la Maison Blanche ont qualifié la Chine, dès septembre 2017 dans la « Stratégie de défense nationale 2018 », de rival stratégique (strategic competitor). « Il est de plus en plus clair, estime le Pentagone, que la Chine et la Russie veulent façonner un monde compatible avec leur modèle autoritaire, et obtenir un droit de veto sur les décisions des autres pays en matière économique, diplomatique et sécuritaire ». Ce rapprochement historique entre la Chine et la Russie se veut comme une réponse face à l’expansion de l’Otan, qui est perçu par ces deux puissances comme un risque systémique qui menace leurs intérêts souverains.  

Retour de la géopolitique

Le retour de la géopolitique, signifierait que les rapports de forces politiques territorialisés entre Etats sont redevenus les principaux déterminants de la vie internationale. Les choix politiques et idéologiques, l’emportent sur la rationalité économique et financière, et parfois sur la rationalité.

Le pouvoir, le territoire, mais aussi le récit, restent ainsi les facteurs premiers. On évolue aujourd’hui dans une jungle hobbesienne. Les puissances se servent des armes forgées par la mondialisation : c’est la « militarisation de l’interdépendance ». L’Amérique et l’Europe mettent en œuvre des sanctions, la Russie et la Chine ont recours au chantage ou à la prédation. Mais la compétition géopolitique se déploie aussi dans de nouveaux champs : la biosphère, les fonds marins, le cyberespace, l’espace extra-atmosphérique. Concernant de nouveaux domaines : les hydrocarbures non conventionnels, le GNL, les matériaux critiques comme les terres et les métaux rares.

Les néo-empires « sortent d’un long sommeil et se prennent à rêver d’un réveil décisif ». A l’inverse des anciens empires de la sphère occidentale, ils ne se sont pas rétablis de leur passé et n’ont pas fait la paix avec lui. La Russie, la Chine, la Turquie, l’Iran sont des empires blessés, par opposition à des empires guéris. D’après le politiste Jeffrey Mankoff « Ces quatre Etats et leurs ambitions géopolitiques restent indélébilement déterminés par leurs passés impériaux ». En effet, ils ne se sont jamais remis de l’effondrement des empires dans les années 1911-1925. Ces sont des Etats-civilisations, qui revendiquent un héritage et une tradition prestigieux. Tout comme l’Inde et l’Egypte. La première n’a pas aujourd’hui de stratégie impériale et reste plus démocratique que les autres tandis que la seconde n’en a pas les moyens. Ils invoquent le passé pour justifier leurs actions auprès de leurs populations et de l’opinion internationale.

Ce sont des Etats autoritaires, voire autocratiques. L’Union soviétique et la Chine communiste, ont eu tout au long de leur histoire, un système de décision collectif ou collégial. La Russie et la Chine sont fascinées par le mode de gouvernement du stalinisme : culte de la personnalité, purge des opposants…Un siècle après la création des partis communistes soviétique et chinois, Staline et Mao sont réhabilités. Leurs régimes reposent sur deux piliers : le capitalisme d’Etats oligarchique – ordonné sous l’égide du Parti en Chine, mafieux, sous l’égide d’un parrain en Russie, et les institutions de sécurité.

Aujourd’hui, près de 3900 têtes sont déployées dans le monde, principalement par les Etats-Unis et la Russie, tandis que plus de 5700 sont stockées. Les têtes déployées sont installées sur des missiles ou prêtes à l’emploi sur des bases de bombardiers : elles peuvent être utilisées rapidement en cas de crise. Les têtes stockées, elles, sont conservées en réserve, hors des lanceurs, souvent dans des dépôts sécurisés : elles servent de réserve stratégique ou sont en attente de maintenance.

Rapprochement Russie/Chine

Napoléon, 1817 « Laissez donc la chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera ».

Xi Jinping « du fer dans l’âme », « un homme doué d’une grande stabilité émotionnelle, qui ne laisse pas ses souffrances ou ses malheurs personnels affecter son jugement ».

Le régime russe est une synthèse du tsarisme et du stalinisme, appuyé par l’Eglise, avec un vernis idéologique qui masque mal sa nature fondamentale kleptocrate et mafieuse. Evoquer une alliance entre oligarques et siloviki (les membres des institutions de sécurité) omet une dimension essentielle du pouvoir moderne en Russie : l’importance structurelle, dans son fonctionnement, du crime organisé. Vadim Volkov distingue deux strates, ou deux types de gangs. D’une part, les « Voleurs », issus des prisons et des camps, et qui dominaient jusqu’en 1991. Ces mafias avaient construit de longue date un système parallèle dans lequel régnait un code d’honneur fondé sur la tradition chrétienne. On les trouve encore en Extrême Orient et dans le sud du pays (Krasnodar), mais ils sont désormais dépassés par les « Bandits », apparus à l’occasion de la décomposition de l’Etat après 1991. Sans foi ni loi, ils ne vénèrent que l’argent et la force. Ce système mafieux double la verticale du pouvoir : à chaque échelon, il faut payer un tribut à l’échelon supérieur en échange de sa protection.

Quant à la Chine, elle est devenue aujourd’hui la seconde puissance économique mondiale, la première puissance commerciale, mais elle repose sur l’accès libre au système financier et aux marchés des grandes puissances occidentales et du Japon, ainsi qu’aux nombreuses technologies dont elle dépend. Dans l’objectif de grande renaissance de la nation chinoise de Xi Jinping, il y a la « réunification » avec Taiwan, mais aussi la poursuite du développement du pays, seule véritable garantie de sa place dans le monde et de la stabilité du régime. Ce développement serait considérablement entravé si, en s’emparant de Taiwan, la Chine se coupait du monde et était également obligée de détruire les fleurons technologiques de l’île, ceux qui ont justement contribué à sa propre croissance.

Le budget de la défense de la RPC est de 224,8 milliards de dollars en 2023, le deuxième dans le monde derrière les Etats-Unis (842 milliards de dollars). La Chine a considérablement développé l’ensemble de ses capacités militaires, et notamment ses capacités balistiques conventionnelles et nucléaires. Face à Taiwan, ce sont les missiles conventionnels (balistiques et de croisière) qui occupent la première place, mais la toile de fond des capacités nucléaires de la Chine, comme dans la crise ukrainienne avec la Russie, pèse aussi dans l’équation stratégique face aux Etats-Unis.

En 2014, la Russie s’est tournée vers la Chine en signant des accords énergétiques significatifs avec elle. Ce rapprochement fut perçu de provisoire. Or, plusieurs évènements sont survenus depuis lors, avec la crise à la Crimée en 2014, mais aussi depuis la guerre avec l’Ukraine en février 2022. La Chine et la Russie avaient proclamé leur « amitié sans limite » en marge de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. Depuis, la Chine n’a pas condamné la Russie et a réaffirmé que Moscou était son « partenaire stratégique le plus important ». Aujourd’hui encore, sa diplomatie refuse de parler de « guerre en Ukraine », préférant parler de « crise » ou reprenant directement l’expression russe d’« opération militaire spéciale ».

En mars 2023, lors de la visite de Xi Jinping en Russie, le président chinois a souligné les convergences de vues géostratégiques entre Pékin et Moscou, face à ce qu’ils considèrent être la menace occidentale. Les 2 pays ont alors condamné la mise en place de l’AUKUS (l’accord de coopération militaire entre les Etats-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne), de stratégies « indo-pacifiques » et la présence grandissante de l’OTAN en Asie. La diplomatie chinoise considère à présent que la « stratégie indo-pacifique menée par les Etats-Unis » est une façon d’établir « une version Asie-Pacifique de l’OTAN », qui sera « vouée à l’échec ».

Par ailleurs, la Russie et la Chine « réaffirment leur soutien mutuel sans faille pour la protection de leurs intérêts fondamentaux, leur souveraineté nationale et leur intégrité territoriale, et s’opposent à l’ingérence de forces extérieures dans leurs affaires internes.

Avec une volonté de désoccidentaliser le monde, la Chine et la Russie travaillent de concert afin de rallier le Sud Global à leurs causes.

Problème à trois corps

Qui veut la paix, prépare la guerre. « Pour être craint, il faut être craint ».

Le monde est en proie à de fortes tensions, en effet, il y a les puissances impériales, Russie et Chine en tête, qui veulent se tailler un « espace vital » en imposant leur loi à leurs voisins, par les armes s’il le faut. Il y a les dictatures qui brandissent leurs armes nucléaires (Corée du Nord) ou qui cherchent à les acquérir (Iran). Il y a les démocraties qui glissent sur la pente autoritaire, qu’elles soient presque au bout du chemin (Hongrie), en train de s’y engager (Etats-Unis) ou entre les deux (Inde). Il y a les puissances moyennes qui recourent à la force de façon désinhibée (Turquie, Israël, Emirats arabes unis). Tous se lancent dans une ère où la force prime sur le droit, où les démocraties libérales sont placées sur la défensive, où les règles internationales et les institutions qui les promeuvent sont foulées aux pieds.

La primauté de la force consiste à gagner la guerre avant la guerre, in fine, c’est dissuader nos adversaires de nous attaquer. Pour éviter un conflit majeur, il faut afficher sa détermination, il n’y a pas de place pour les faibles. Cela passe en particulier dans le champ informationnel.

Aujourd’hui, le monde se réorganise en sphères d’influence ; la chinoise, on la perçoit bien. Les alliances avec les Etats-Unis évoluent. Pour l’Europe, l’alternative est simple : soit elle fait partie de la sphère d’influence des autres, soit elle cherche à peser en existant par elle-même. Le monde qui se met en place est conforme à la vision russe : les conflits se règlent par la force. Formule du Président français Emmanuel Macron : « soit nous demeurons des herbivores dans un monde où ne restent que des carnivores, soit nous réagissons ».

Des signaux préoccupants existent. Les instruments de limitation des armements disparaissent les uns après les autres : Moscou a suspendu sa participation au traité New Start et révoqué sa ratification du traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires ; quant aux Etats-Unis, ils se sont retirés du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, tirant argument des violations avérées de ce traité par la Russie. Ces dernières années, la Chine a considérablement accéléré son programme nucléaire, en multipliant le nombre de ses armes, et qu’elle semble vouloir devenir une puissance nucléaire majeure.

Par ailleurs, il existe une théorie qui retrace une forme de recrudescence des tensions à travers le monde, on le nomme le « paradoxe de la stabilité/instabilité » : c’est parce que la guerre à grande échelle est devenue improbable (stabilité) que les escarmouches se multiplient (instabilité). On peut l’observer notamment en Asie du Sud. Les crises graves se multiplient depuis que l’Inde et le Pakistan se sont dotés de l’arme nucléaire.

Aujourd’hui, on assiste à la réémergence du « nationalisme nucléaire ». C’est-à-dire l’association entre le prestige prétendument conféré par cette arme à des Etats autoritaires ou illibéraux et une rhétorique débridée pour parler des armes atomiques. Ce nationalisme devient, pour la Russie et la Chine, un véritable impérialisme nucléaire dès lors que ces pays tentent d’accroître leur territoire, abrités sous leur parapluie dissuasif : sur terre pour la Russie, sur mer pour la Chine.

Pour l’avenir, quatre dangers se profilent. Le plus probable : l’arrivée sur la scène internationale, d’ici à 2035, de la Chine comme égale des Etats-Unis et de la Russie sur le plan nucléaire. Cela poserait « un problème à trois corps ». La stabilité d’une telle tripolarité est difficile. Et elle oblige les Etats-Unis à abandonner toute perspective de nouvelle réduction de leur arsenal.

Le second risque : celui de voir l’Iran se retirer formellement du TNP, créant ainsi un dangereux précédent, mais aussi fabriquer en secret un engin nucléaire même rudimentaire.

Troisième scénario : un coup de sang du président américain Donald Trump, qui déciderait subitement de retirer les bombes américaines B61 stationnées dans plusieurs pays d’Europe, au motif que ses alliés ne rempliraient pas suffisamment vite les engagements de dépenses militaires pris au sommet de l’Otan à la Haye. Cela forcerait la France et le Royaume-Uni à mettre sur pied une alternative concrète pour protéger l’Europe.

Enfin, celui de l’emploi de l’arme nucléaire, après Hiroshima et Nagasaki. Il reste de fortement improbable, même si la Russie, le Pakistan ou la Corée du Nord font parfois preuve d’une troublante disponibilité à la prise de risques.

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