Un nouvel ordre mondial est en train de se dessiner faisant place à un « choc des empires ». Les « guerres culturelles mondiales » ont commencé. Les nationalismes exacerbés se nourrissent d’un passé idéalisé et instrumentalisé, qui dirigeants et leaders d’opinion s’efforcent de sortir de la mémoire morte pour le faire entrer dans la mémoire vive de leurs peuples. Les nationalismes souffrent d’hypermnésie. Une ère de passions nationaliste et de religion prend leur revanche sur les passions universalistes et la raison, conduisant à une « globalisation des émotions ».
En 1994, Muammar al-Kadhafi, a déclaré :
« Le nouvel ordre mondial signifie que les Juifs et les chrétiens contrôlent les musulmans. Ensuite, s’ils le peuvent, ils contrôleront le confucianisme et les autres religions en Inde, en Chine et au Japon… Que disent aujourd’hui les Juifs et les chrétiens ? Nous étions déterminés à en découdre avec le communisme, et maintenant l’Occident doit en découdre avec l’islam et le confucianisme. Aujourd’hui, nous espérons assister à une confrontation entre la Chine, chef de file du camp confucianiste, et l’Amérique, chef de file de croisés chrétiens. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous allier contre les croisés. Nous sommes aux côtés du confucianisme, et en nous alliant et en nous battant avec lui pour former un seul et même front international, nous éliminerons notre adversaire commun. Nous, musulmans, nous soutiendrons donc la Chine dans son combat contre notre ennemi commun… Nous souhaitons la victoire de la Chine… »
Guerre des mondes
La rivalité entre grandes puissances est remplacée par le choc des civilisations. Dans ce nouveau monde, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles. Jacques Delors avait dit que, « les conflits à venir seront provoqués par des facteurs culturels plutôt qu’économiques ou idéologiques ». Et les conflits culturels les plus dangereux sont ceux qui ont lieu aux lignes de partage entre civilisations.
A la suite de la révolution iranienne de 1979, une quasi-guerre inter civilisationnelle s’est développée entre l’islam et l’Occident. C’est une quasi-guerre pour trois raisons. Premièrement, la totalité de l’islam ne s’est pas dressée contre la totalité de l’Occident. Deux Etats fondamentalistes (l’Iran et la Soudan), trois Etats non fondamentalistes (l’Irak, la Libye et le Syrie), plus toute une gamme d’organisations islamistes, avec le soutien financier d’autres pays musulmans comme l’Arabie Saoudite, se sont dressés contre les Etats-Unis et aussi parfois contre la Grande-Bretagne, la France et d’autres Etats et groupes occidentaux, ainsi que contre Israël et les Juifs. Deuxièmement, c’est une quasi-guerre parce que, sauf pendant la guerre du Golfe de 1990-1991, on a seulement employé des moyens limités : le terrorisme d’un côté et la puissance aérienne, les actions ponctuelles et les sanctions économiques de l’autre. Troisièmement, c’est une quasi-guerre parce que la violence a été discontinue. Des actions intermittentes de la part d’un camp ont entraîné des réactions de l’autre camp.
Le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’islam, c’est l’Occident, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde. Tels sont les ingrédients qui alimentent le conflit entre l’islam et l’Occident.
Tant que la poussée démographique musulmane et que l’élan économique asiatique dureront, les conflits entre l’Occident et ces civilisations seront cependant plus décisifs à l’échelle planétaire que tout autre clivage. Les gouvernements des pays musulmans deviendront plus hostiles à l’Occident et plus de violence aura lieu entre groupes islamiques et sociétés occidentales. Une guerre majeure pourrait éclater si les Etats-Unis s’avisaient de défier la Chine, élevé au rang de puissance hégémonique en Asie. Dans ces conditions, la filière islamo-confucéenne est vouée à sa développer. Ainsi, la coopération entre sociétés musulmanes et chinoises s’opposant à l’Occident sur la question de la prolifération des armements et des droits de l’homme a joué un rôle crucial. On note un affermissement des relations entre l’Iran, le Pakistan et la Chine.
Selon Graham Fuller, « une alliance islamo-confucéenne informelle pourrait prendre corps, non parce que Mohamed et Confucius sont anti-occidentaux, mais parce que ces cultures fournissent un véhicule à l’expression de mécontentement dont l’Occident est rendu en partie responsable – lequel Occident voit sa domination politique, militaire, économique et culturelle décliner dans un monde où de plus en plus d’Etats estiment qu’ils n’ont plus à la supporter ».
Un monde en permacrise
« Il y a peu de générations qui n’aient eu l’impression de vivre une « crise » ou même d’être à un « tournant ». Depuis le 16ème siècle, ce que l’on trouverait difficilement, c’est une génération qui ait cru vivre dans une période stabilisée », disait Raymond Aron.
Jean François Colosimo « la religion est à la fois le meilleur vecteur de l’identitarisme, puisqu’elle est inclusive des siens, exclusive des autres, et le meilleur levier de mobilisation, puisqu’elle maximalise la guerre et éternise le sacrifice. Le spectre impérial d’antan est la forme politique spontanée de cette reconstruction qui repose sur la volonté de puissance ».
Nous sommes aujourd’hui confrontés à une permacrise et à une polycrise. Se superposent les crises sanitaire, économique, énergétique, militaire, et climatique, sans compter la crise politique des démocraties qui tendent de plus en plus vers le populisme.
Alors que 54% de la population mondiale vivait dans un pays libre en 2012, la proportion n’est plus que de 28% aujourd’hui. Au lieu de quarante-deux démocraties libérales, trente-deux seulement une décennie plus tard. Le nombre des pays autoritaires égale maintenant celui des pays démocratiques. En 1990, les pays non libres représentaient 12% de l’économie mondiale ; aujourd’hui, c’est un tiers, comme c’était le cas au début des années 1930. Pour la première fois depuis plus d’un siècle, la part des démocraties représente moins de la moitié du PIB mondial. Le populisme se développe sur tous les continents, le tournant de la démocratie illibérale a été pris. L’âge des barrières contre la libre circulation de tout – des biens, des capitaux, des personnes – a commencé.
L’ordre international dit libéral est désormais contesté de toutes parts. Moscou et Pékin apposent régulièrement leur veto au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), défient les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM).
Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’un grand choc des empires, vers une nouvelle forme de guerre à l’échelle planétaire. Cela impliquera des ramifications qui auront un écho planétaire. Avec deux points chauds, les deux terres irrédentes majeures que sont l’Ukraine et Taiwan. Ces deux terres sont revendiquées par des puissances globales que sont la Russie et la Chine. Le renouveau des nationalismes incarne une triple réaction : contre la mondialisation, contre l’occidentalisation, et contre la modernisation.
Les « guerres culturelles mondiales » ont commencé. La nature même des Etats-civilisations que sont la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie, l’Iran, Israël s’accordent mal avec l’universalisme, voire avec la culture libérale. Cette réaction s’incarne notamment dans le renouveau du nationalisme, qui valorise le chef, l’ordre, la tradition, la grandeur, contre l’émancipation, le libéralisme, le progrès et la culpabilité. Sur tous les continents, du Brésil à l’Inde en passant par l’Europe, on veut « reprendre le contrôle », une expression associée au Brexit.
La carte des passions doit être ajoutée à celle des bases et des ressources. Raymond Aron a dit « ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au 20ème siècle ». Aujourd’hui les passions nationalistes et la religion prennent leur revanche sur les passions universalistes et la raison, que la société de l’information conduit à une « globalisation des émotions », et qu’elles dominent l’expression publique de plusieurs gouvernements, notamment la Russie et la Chine. C’est la victoire des émotions et des passions sur la raison et l’intellect.
Guerre Israël vs Iran
L’opération « Rising Lion » (Lion qui se lève), animal incarnant la protection divine du peuple juif. Ce fut l’offensive la plus retentissante de Netanyahou en trente ans au sommet de l’Etat. Ainsi, le 13 juin 2025, Téhéran est frappée par de fortes détonations à Tabriz (nord-ouest), Arak (centre) et Ilam (sud-ouest). Des bases aériennes, des casernes, des dépôts d’armes ainsi que des sites nucléaires sont frappés, comme celui de Natanz où se trouve le plus grand site d’enrichissement d’uranium du pays.
Le général Hossein Salami, chef des gardiens de la révolution, et Mohammad Bagheri, le chef d’état-major des forces armées, sont assassinés. Le 17 juin, Ali shadmani est lui aussi assassiné, qui est la figure la plus proche du guide suprême iranien Ali Khamenei. En tout, une vingtaine de hauts dirigeants sont abattus, comme neuf scientifiques du programme nucléaire iranien. Le travail du Mossad sur le terrain a permis cette attaque d’ampleur. Après des décennies de guerre par procuration et d’opérations ponctuelles, c’est la première fois que les deux pays ennemis s’affrontent militairement avec une telle puissance.
Benjamin Netanyahou veut refaçonner toute la région du Moyen-Orient après l’attaque du 7 octobre. En effet, c’est un momentum propice pour Israël, car tous les affidés de l’Iran – Hamas, Hezbollah, régime d’Assad en Syrie – sont soit affaiblis, soit à terre. Le modus operandi ressemble à ce qui s’est passé avec le Hezbollah au Liban, à savoir l’élimination des cadres de la milice chiite avec les bipeurs et les talkies-walkies en septembre dernier, suivi de frappes chirurgicales pour tuer le chef religieux du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dix jours plus tard. Mais cette fois ci, l’assaut israélien de grande ampleur ne fut possible que grâce au soutien américain.
Avec un budget de défense de 46,5 milliards de dollars en 2024, les dépenses militaires d’Israël sont environ 6 six fois supérieures à celles de l’Iran (7,9 milliards de dollars). Tsahal possède une flotte ultramoderne et surdimensionnée de 340 avions de combat – comprenant 39 F-35 américains de dernière génération -, soit près d’une centaine de plus que l’armée de l’air française, pays sept fois plus peuplé. Alors que l’armée iranienne, possède une flotte avions de combat obsolète, principalement des avions américains des années 1960. Comme des F-5B, fabriqués à partir de 1962, ou encore plus anciens, des F-4 Phantom II, produits dès 1958 et utilisés par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam. Ajoutons à cela, que l’Iran contrairement à Israël ne possède pas de capacité de ravitaillement en vol qui seraient nécessaires pour permettre à ses avions d’avoir suffisamment de carburant pour parcourir les quelque 2.000 kilomètres les séparant de l’Etat hébreu.
En même temps, Tsahal avait planifié son offensive au millimètre, a ciblé minutieusement les rampes de lancement des missiles balistiques iraniens – l’arme la plus menaçante et la plus difficile à intercepter, à l’inverse des drones Shahed, bien plus lents. Face à cette salve de missiles, Israel a mis en place un système multicouches : en premier, il y a le Dôme de fer pour intercepter les roquettes. En deuxième, la fronde de David, pour contrer les drones et les missiles de croisière. Et la troisième couche, c’est le système Arrow, dont la mission est d’arrêter les missiles balistiques. Ainsi, à ce stade, environ 90% des engins ayant réussi à atteindre la région de Tel-Aviv ont été interceptés en vol. Cela représente un avantage certain pour Israël dans ce conflit qui se joue avant tout dans les airs. Aucun des belligérants n’aura les moyens de conduire une offensive terrestre, en effet, leurs pays sont trop éloignés. Cela va se résumer à une campagne de destruction aérienne du côté israélien, et à des représailles avec des drones et des missiles pour l’Iran.
Risque de contagion
Présenté par Israël comme une pieuvre, le régime iranien se retrouve aujourd’hui affaibli, ses tentacules qui sont les milices régionales ont été coupées. La chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie fin 2024, a fait perdre à l’Iran l’un de ses plus fidèles alliés au Moyen-Orient.
Le Mossad a pénétré totalement la République islamique. Facilité par détestation du régime chez toute une partie de la population, dont la mobilisation dans les rues, après la mort de Mahsa Amini en 2022, hante encore l’Iran. De facto, ce genre d’opération n’est pas possible sans taupes. Les israéliens utilisent à leur profit le mécontentement afin de recruter des Iraniens en tant qu’agents de renseignement.
Guidé par l’hubris, Israël ne risque-t-il pas la guerre de trop ? Le fait d’étendre sa guerre pourrait conduire à un essoufflement. Ainsi que d’un mécontentement de sa population israélienne. Une semaine avant le début de son opération en Iran, Tsahal a reconnu manquer « de plus de 10.000 soldats, dont environ 6.000 soldats de combat ». Quatre jours plus tard, la coalition de Netanyahou menaçait d’imploser sur la question de la conscription militaire des ultraorthodoxes. L’opération militaire présentée comme ciblée peut rapidement dégénérer en un bourbier. Le succès initial de l’opération israélienne peut donner à Netanyahou un sentiment de toute-puissance et l’encourager à aller plus loin, jusqu’à renverser le régime. Ce sentiment grisant peut conduire à l’abîme. Le régime iranien ne retiendra plus ses coups, si Netanyahou tente un « regime change », car la préoccupation principale du régime est sa survie.
Benjamin Netanyahou rêve depuis trente d’attaquer le régime. L’Iran, qui a toujours nié vouloir se doter du feu atomique et est signataire du traité de non-prolifération des armes nucléaires, est, dans son esprit, le nouvel « Amalek », l’ennemi mortel des Hébreux dans la Bible. Vladimir Poutine suit avec attention cette guerre existentielle. Le président russe dénonce les frappes israéliennes considérées comme « inacceptables », et s’est proposé comme médiateur dans ce conflit. La Russie entretient de bonnes relations avec Israël, elle s’est récemment rapprochée de Téhéran, à qui elle achète des drones Shahed et avec qui elle vient de signer un traité de partenariat stratégique global de vingt ans.
Par ailleurs, la décision d’attaquer l’Iran était prise depuis longtemps. Le président américain avait donné soixante jours à l’Iran pour trouver un accord. La frappe a eu lieu exactement le 61ème jour après le début des négociations. Preuve qu’il était au courant de tout, Donad Trump, ordonne dès le 11 juin, à moins de 24 heures de l’offensive israélienne, le retrait partiel du personnel diplomatique et militaire, américain déployé au Moyen-Orient, notamment en Irak. Le degré d’implication des Etats-Unis pourrait notamment dépendre d’une initiative iranienne visant à fermer le détroit d’Ormuz, où transitent 20% du pétrole mondial, ou à frapper des sites énergétiques du Golfe, faisant ainsi flamber le cours du brut. In fine, le facteur énergétique pourrait devenir un casus belli supplémentaire.
Les États-Unis ont frappé trois sites nucléaires iraniens dans la nuit du samedi. D’après Donald Trump, qui s’est exprimé peu après, les installations d’enrichissement nucléaire de Téhéran ont été « totalement détruites ». Ces attaques américaines « auront des conséquences éternelles », a averti le ministre iranien des Affaires étrangères Abbas Araghchi, affirmant que l’Iran se réservait « toutes les options pour défendre sa souveraineté, ses intérêts et son peuple ». Fordo se trouvait à une profondeur inatteignable pour les bombes antibunker les plus puissantes, les GBU-57 américaines, capables de frapper à 60 mètres sous terre.
L’élargissement de la guerre pourrait impliquer toute la région, voire le monde entier.